Le numéro Giffat
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le (supposé) compagnon de voyage de Guillaume Seznec, rencontré lors d’un trajet en train, de Saint-Brieuc à Morlaix, le fameux 20 juin, date importante s’il en est – voyons ce qu’en dit Denis Seznec, sur le sujet, dans “Nous les Seznec” – dans un premier temps, il nous propose un dialogue, fruit de son imagination, entre le juge Campion et son grand-père : (parlant du voyage du 20 juin, ayant pour but déclaré une visite à Maître Bienvenue)
“- Vous avez des témoins du voyage ?
– mon grand-père réfléchit – attendez… oui, dans le train de Saint-Brieuc à Morlaix, j’ai rencontré un homme qui avait assisté, la veille, au mariage d’une jeune fille d’un de mes parents, à Plomodiern, le village de ma famille. On a longuement fait la conversation.
– comment s’appelle t-il, cet homme ?
– Robert Giffat. Il travaille dans l’entreprise qui aménage la voie ferrée Chateaulin-Camaret.
– on vérifiera tout ça –
Mais non, monsieur le juge d’instruction, on ne vérifiera pas tout… Quant au voyageur dans le train, on ne se donnera pas la peine de l’interroger…
[suit le passage relatif à l’intervention inopinée du marié lors du procés et l’indignation de Denis Seznec considérant que le président des assises néglige un témoin capital.]
Lorsque Denis Seznec écrit son ouvrage, il est sensé avoir une très bonne connaissance du dossier, d’ailleurs il ne se prive pas pour le faire savoir. On l’a bien vu précédemment, cela ne l’empêche en rien de sortir des énormités sur lesquelles il ne revient guère, sa parole est vérité, ses contradicteurs ne méritant que mépris.
Dans le cas présent, oublions Robert Giffat et intéressons-nous à Robert Giffard, le vrai, celui que le petit-fils ignore. Le pseudo dialogue Campion/Seznec n’est pas daté par l’auteur, pour la simple raison qu’il n’a pas eu lieu. En effet, Guillaume Seznec se souvient “spontanément”, à la manière de Vérant et Lajat, de son compagnon de voyage, huit mois après sa descente du train en gare de Morlaix, il s’empresse alors d’en informer officiellement le juge Campion. Le 3 mars 1924 (et non 1923), il lui écrit la lettre suivante :
“Morlaix le 3 mars 1923
Monsieur le juge d’instruction à Morlaix
Pour vous prouver que je n’étais pas au Havre le 20 juin dernier, vous pourriez appeler un Monsieur avec qui je me rappelle d’avoir voyagé de St-Brieuc à Morlaix par le train qui arrive ici à midi 59. Ce Mr. pourra vous dire que j’ai monté dans le train à St-Brieuc et que j’étais habillé textuellement comme je vais à l’instruction sauf que je portais un chapeau gris mou sans être à bordure relevé. Sans valise aucune, même je me souviens qu’il m’avait dit avoir de l’appétit et je lui avait donné un morceau de pain avec du jambon. Pour trouver ce Mr. il suffirait d’écrire à Mr. Février, gendre de Mme Veuve Gourlan, boulangère à Plomodiern. Ce monsieur était commis à cette époque avec l’entrepreneur qui faisait la ligne de Chateaulin à Camaret et il était invité par Mr. Février à sa noce à titre de camarade. Voilà comment on était venu à tenir quelque conversation amicale car la noce de Melle Gourlan avec Mr. Février avait lieu la veille de mon voyage à Saint-Brieuc. C’est par là que je viens de dire que c’était le 20 puisque la noce a eu lieu le 19 juin. J’étais également invité. On avait causé assez longuement de ces deux jeunes mariés car lui connaissait d’après ses dires, intimement Mr. Février et avait même courtisé la demoiselle avec lui et moi, je connaissais parfaitement la famille Gourland qui me sont même parent du côté de ma femme.
Agréez Mr. le Juge mes sincères salutations – Signé : G. Seznec”
Aussitôt le juge Campion ordonne une enquête, menée le 5 et 6 mars, par l’inspecteur Pujol de la 13e brigade mobile de Rennes. Il en résulte que le “marié” Février connaissait bien deux commis travaillant sur la ligne de chemin de fer : Giffard et Vaudelay. Giffard était bien invité à la noce. Absent au bal de noce le 19 au soir, Il était présent au repas du midi du 20 et se trouvait donc à Plomodiern au moment où le train de Saint-Brieuc arrivait en gare de Morlaix. Quant à Vaudelay, non invité, il était de service, affecté au pointage des ouvriers. Sitôt informé des résultats de l’enquête, Campion en informe Guillaume Seznec. Ce dernier déclare alors (cote 272) :
– “Après les renseignements que vous avez recueillis à Plomodiern, je renonce à faire entendre le témoin que je vous ai indiqué dans ma lettre du 3 mars courant. Il est donc inutile de continuer des recherches.”
Au procès, Seznec, incapable de s’expliquer clairement sur son emploi du temps du 20 juin, évoquera de nouveau son compagnon de compartiment – mais en vain, accusation et défense ayant en main les éléments précités. Le gag provoqué par la boulette du président de séance sur la date de la noce restera dans les annales, mais ne modifiera en rien le cours des choses.
Claude Bal reviendra sur cet épisode, tentant de donner consistance à l’alibi de Guillaume Seznec. Et Denis Seznec, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, lui emboîtera allègrement le pas.
Préférer les élucubrations de Bal aux éléments précis du dossier est sans doute une stratégie sonnante et trébuchante… enfin, tant que les mauvais esprits ne savonnent pas la planche…