Hervé, Bal et Denis Seznec lustrent le zinc et… le lecteur trinque !

De l’Hôtel des Voyageurs de la rue de Siam (Brest) au débit Rams de la rue de Brest (Morlaix), les bistrots jalonnent l’histoire de l’affaire Seznec – en version romancée, il s’y trame beaucoup de choses, en version basique, on trinque, on refait le monde et le lendemain, on remet ça…

Dans un article précédent, nous avons eu l’occasion de vous parler de ce fameux bistrot, Le Tambour, avenue La Bourdonnais, sorte de camp de base pour les habitués du Champ de Mars, lieu d’un vaste marché de véhicules issus des stocks américains. Fin 1921/début 1922, le service de liquidation… liquide et ferme ce haut-lieu du négoce des pièces détachées et des belles américaines.

Sur un blog voisin, dans un article sur ce même Tambour, on peut relire quelques extraits de la prose de nos trois piliers de bar. Bien difficile d’y trouver matière à contestation, on y trouve même une certaine unité entre les lieux, les personnages dépeints et les faits décrits. Seulement, à y regarder de plus près, on observe bien vite quelques écarts avec la réalité. Notre trio reste solidaire dans l’erreur, la mauvaise foi et la malhonnêteté intellectuelle – la palme revenant au plus jeune des trois. En effet, Denis Seznec bénéficiait d’un avantage certain sur ses deux compères, l’enquête sur la révision de Claude Bal, mandaté par la famille, avait fourni suffisamment d’éléments précis balayant leurs élucubrations. Il n’a pas voulu en tenir compte, laissant le lecteur croire à la véracité des propos de ses deux prédécesseurs et prenant le risque qu’un beau matin l’affaire Seznec devienne pour lui un véritable boulet. Un comble… et une grande désillusion, déjà bien réelle ou à venir, chez ses aficionados.

… quelques éléments de réflexion :

– Le Tambour : – acheté en 1911 par M. Rallu – propriété, après divorce (nov. 1920) de Mme Masson (ex-Mme Rallu) – vendu en février 1923 à M. Moreau, avec départ des lieux prévu au 1er juin. Berthe Masson part pour Chelles, non précipitamment, bien au contraire et avec un pécule (42500 francs+évaluation des marchandises) qui lui a permis d’acheter “Le Canon de la Marne”. Le dénommé Layac n’y est pour rien et aucun élément, mis à part les ragots de notre trio de choc,  permet d’affirmer qu’il est et reste l’amant de Mme Masson.

Alphonse Georges Louis Rallu : né à Paris en 1879, marié à Paris, en 1906 avec Mle Masson

– Marie Henriette Félicité Masson : file de cultivateurs, née dans une petite commune du canton de Largentière, en Ardèche, en 1879 (7 mois d’écart avec son mari, G. Rallu)

Nœnœil : Emile Bourgeois, né à Champs-sur-Marne en 1884, fils d’un chocolatier local – perd un œil à la guerre de 14 – maçon, domicilié à Champs-sur-Marne – décède en juillet 1931, noyé accidentellement dans un canal – surnommé “Pitou” – aucun témoignage pour appuyer une quelconque liaison de ce “breton imaginaire” avec Mme Masson

Bibi : Emile Alfred Ledru : né à Paris en janvier 1880 – vers 1912, en ménage avec Marie Freis (qui a une fille) – ont 2 enfants (une fils : Raymond, et une fille) – Marie Freis décède en 1921, sa première fille déménage chez Ledru (Paris 20e) pour s’occuper des enfants – en 1923, Ledru déménage pour Chelles où il a un pied à terre qui lui sert pour la pêche – en décembre 1923, se met en ménage avec Mme Masson – en 1923, il retire son fils Raymond de l’Assistance Publique pour le prendre à Chelles (ce fils est atteint de surdité) – en février 1928, Ledru décède à l’hôpital lors de soins (ancien gazé de la guerre) – son fils Raymond reste avec Mme Masson jusqu’au décès de celle-ci en juillet 1930.

– témoignage de Correa aux enquêteurs (en 1955) : de son vrai nom Americo Correira, n’arrive à Chelles qu’en 1927, demeure près du “Canon de la Marne” – indique qu’il n’a jamais entendu parler de Jean-Marie (Layac), de Kerné, de Marthe… et réfute fermement les propos que Claude Bal lui prête – en aucun cas, Mme Masson lui aurait indiqué connaître l’assassin de Piere Quéméner.

– témoignage d’Edmond Convert (1955) : il a bien demeuré à Chelles dans les années 1920/1930 et a bien connu “Le Canon de la Marne” – il se souvient bien de Bibi et de son fils Raymond, de Nœnœil qu’il savait originaire de Champs-sur Marne, non breton comme le prétend Bal et guère amant de Mme Masson – il n’a jamais entendu de conversation au sujet de la disparition de Pierre Quéméner et il met en doute la véracité du témoignage de Rossi auprès de Bal – il n’a jamais entendu parler de Kerné, Gherdi, Layac – il considère que la mort de Mme Masson est naturelle et non suspecte (une sorte de congestion due à un alcoolisme chronique et ayant entraîné une mort rapide).

….. le témoignage de Convert permettra aux enquêteurs d’identifier Nœnœil et Bibi – Correira et Convert réfuterons les allégations de Claude Bal –

– Alphonse Kerné : personnage-clé du feuilleton – un client que les taverniers s’arrachent, pensez donc, de Morlaix au Havre en passant par Paris et Chelles, on ne voit que lui accoudé au comptoir. Quand Hervé et Bal ont des faits et des lieux, il leur faut évidemment des personnages, et c’est ainsi que le figurant Alphonse est mis à contribution dans un rôle qui ne le rebute pas, loin s’en faut. Par contre, si on veut rapprocher fiction et réalité, cela se complique. Au Tambour, personne n’a vu l’ombre d’Alphonse, pas davantage au “Canon de la Marne”, le seul lien qu’il aurait avec Chelles tient dans le fait que sa mère y a demeuré brièvement avant 1923. Ses camarades de dégustation se trouvent surtout du côté de Morlaix. Mais alors, cette mauvaise grippe à Chelles, chez sa mère, entre les dates fatidiques du 13 et du 20 juin ? Elémentaire, du moins chez Hervé, Bal et Denis Seznec. Partir d’un élément plausible mais non vérifié et bâtir un scenario de circonstance cohérent sur le papier. Tant que la supercherie ne sera pas démontrée, l’histoire officieuse bidonnée tiendra lieu de vérité première. Des trois compères, le survivant continue sans se ménager à faire vivre le genre. Revenons à Alphonse : en 1926, André de Jaegher le met en cause dans une lettre adressée au ministère de la Justice. Il  y précise, aimablement, avec force détails, que l’alibi de Kerné, alité à Chelles, chez sa mère, du 13 au 20 juin 1923, et confirmé par un arrêt-maladie, était un subterfuge pour dissimuler d’autres déplacements non avouables. Dans “Nous les Seznec” et en conférence, Denis Seznec reprend tout ceci sans état d’âme, sans mentionner les éléments complémentaires qu’il connaît forcément, mais qui infirment la démonstration. D’abord, il oublie d’indiquer que Kerné était employé de de Jaegher jusque la mi-avril 1923 et qu’ils n’étaient pas en bons termes – que la mère d’Alphonse Kerné a bien résidé à Chelles mais demeurait à Paris en 1923 – que Kerné est bien sur Paris entre le 13 et le 20 juin, parti pour raison professionnelle il tombe malade, se soigne chez sa mère, rue Picpus (dans le XIIe) et est visité le 16 au matin par un médecin de l’arrondissement qui lui signe une ordonnance (Denis Seznec peut vous donner le nom de ce médecin, en cas de refus, je m’y emploierai). Alphonse Kerné recevra également la visite de l’associé de son employeur (pour le nom, voir également avec Denis Seznec) …

… la ronde des bistrots : cas d’école de la fabrique de l’imposture : lorsqu’on confond roman et travail de contre-enquête, il y a bien un moment où le lecteur peine à suivre. Si les témoins (très âgés) cités par Claude Bal ne se sont pas manifestés bruyamment suite à la sortie de son livre, on observe que l’auteur lui-même est resté très discret quant à la défense de son œuvre. Denis Langlois publie son ouvrage en 1988, à cette date il est encore l’avocat de la famille Seznec; cependant, tout en nuance, il marque sa plus grande réserve sur le travail bâclé de Bal. En 1992, Denis Seznec nous réchauffe les plats, notre contre-enquêteur déclaré met en scène les “trouvailles” de Bal tout en faisant observer qu’il “est bien regrettable que le livre de Claude Bal souffre d’un manque de rigueur, ce qui enlève beaucoup de crédibilité à son travail d’enquêteur“. A la publication du livre de Claude Bal, avait succédé la remise des conclusions de l’enquête Camard. Bal y était “taillé” en pièces. Que nous en dit Denis Seznec ? Il avoue que le rapport “rétablit dans leur exactitude certains éléments du dossier que la fougue des défenseurs ou simplement des erreurs humaines avaient déformés…” – mais le lecteur n’en saura pas plus… cela permettant de continuer à narrer inlassablement, par exemple, le parcours pittoresque du touriste morlaisien Alphonse, visitant tantôt les bords de Marne, tantôt les ruelles sombres du port du Havre, tantôt le quartier plus huppé de l’Ecole Militaire. Comme si tout élément venant à contrarier un beau discours serait à mettre sous le boisseau de manière à pouvoir, en toute tranquillité, continuer à amuser la galerie. Les exemples sont nombreux. Lorsqu’on lit dans Nous les Seznec, les premières pages ayant trait à Alphonse Kerné (pp 168-170, ed. 2006), le lecteur lambda ne discerne pas la partie de bluff que nous sert l’auteur. Mais lorsqu’on prend en compte ce qu’il sait au moment où il rédige, on est stupéfait. Comment ose t-il écrire de telles insanités alors qu’il a en main des éléments contredisant ses propres dires et lui recommandant pour le moins la prudence ?  La demoiselle Francine en sera pour ses frais, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Et c’est ainsi que des infos précises et incontestables connues dès 1923, d’autres en 1955… sont gardées sous le coude dans le secret espoir que jamais des fouineurs mal inspirés viennent un jour y mettre leur groin. Et c’est ainsi que la casquette d’enquêteur-exemplaire se transforme en casquette d’imposteur-communiquant, jusqu’au jour où une bourrasque imprévisible emporte le couvre-chef.

Tout n’est peut-être pas perdu. Un premier signe, bien modeste, pourrait être la divulgation du nom de ce médecin du XIIe arrondissement de Paris qui consigna par ordonnance un traitement pour la remise sur pied du camarade Alphonse… [“- je ne me souviens plus.. “… “– mais si, celui de la rue Louis Braille“]. Le coming out est dans l’air du temps, que je sache, en matière d’imposture, rien ne l’interdit.

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