On en parle peu, pourtant il s’y trame bien des choses. Levons le voile sur certaines curiosités brestoises. En premier lieu, faisons un point rapide sur le personnel concerné par l’affaire en 1923.
Quand la disparition de Pierre Quéméner est signalée aux autorités par Jean Pouliquen, d’abord à Rennes puis à Paris, l’affaire atterrit sur le bureau de Théodore Halléguen, juge au Tribunal de Brest (le domicile du disparu étant Landerneau, dépendant du parquet de Brest). Le camarade Théodore partant en congés d’été, le dossier est confié au juge Binet. Ce dernier accompagne le procureur Guilmard, lors de la perquisition, à Kerabri, domicile de Pierre Quéméner. Voilà nos trois personnages du début de l’enquête. Dès lors que Guillaume Seznec est arrêté, le commissaire Vidal, à la Sûreté, prend l’affaire en main et au transfert de Seznec à la prison de Morlaix, le juge Campion hérite du dossier. Chose étonnante et peu courante, la juridiction est choisie en fonction du domicile du suspect – on peut se demander quel aurait été le choix dans le cas de plusieurs suspects domiciliés dans des arrondissements distincts ?
Donc, le tribunal de Brest n’a été que peu concerné par l’instruction. Halléguen, Binet et Guilmard ne se sont sans doute pas opposés au transfert de juridiction, le souvenir de l’affaire Cadiou étant encore très présent dans les esprits. Cela les a même probablement arrangés, refiler la patate chaude à Morlaix étant, au vu de certains éléments, la solution idéale..
– Théodore Halléguen
De toutes les personnes qui gravitent autour de l’affaire, c’est sans aucun doute, avec l’avocat-poète-escroc Joseph Gautier, celui dont l’absence étonne le plus le quidam qui, aujourd’hui, prend connaissance de l’histoire. Denis Seznec ne l’a jamais cité et dans tous les ouvrages écrits sur le sujet, il n’est mentionné que deux fois. Une discrétion qui a sans doute été au-delà des propres souhaits de Théodore. L’apparente indifférence de la presse locale est tout aussi étonnante. L’Ouest-Eclair l’ignore totalement et la Dépêche de Brest fait le strict minimum, sinon plus.
Logiquement, quatre-vingt dix ans plus tard, ayant pris deux/trois renseignements, on se demande vraiment pourquoi une telle indifférence ? Suspecte, n’est-ce pas ? Moyennant quoi, on creuse et on trouve évidemment quelques bizarreries qui auraient dû, si la logique prévalait dans toute notre histoire, éveillé la perspicacité d’un Hervé, d’un Bal, d’un Penaud… et surtout d’un Denis Seznec. Mais pourquoi donc faire simple quand on peut faire compliqué.
Le camarade Théodore est né à Chateaulin (famille originaire de Pleyben) le 4 juillet 1867. Son père, Corentin, est alors avoué sur Chateaulin. Les Halléguen père et fils marquent la vie politique locale et départementale de 1881 (Corentin élu maire de Chateaulin) à 1945 (décès de Théodore). Les suffrages des électeurs les portent à la Chambre (sénat pour Corentin, en 1894 et députation pour Théodore de 1906 à 1910) et à la représentation départementale (Corentin, conseiller général du canton de Chateaulin en 1883). Théodore est élu maire de Chateaulin en mars 1903, poste qu’il conserve jusqu’en 1929. Sa carrière professionnelle débute dans le sillage de celle de son père, il lui succède comme avoué à Chateaulin puis choisit la magistrature. Il officie comme juge à Chateaulin (1899-1911), au Havre (1912-1913), à Brest (1913-1926), comme président à Brest (1926-1932) et à Quimper (1932-1936), et de nouveau à Brest (1936-1937) où il termine sa carrière. Observons que Picard (procureur de Morlaix en 1923) et Théodore Halleguen occupent des bureaux voisins, à Chateaulin, au début de leur carrière.
Théodore Halléguen, de par ses fonctions électives et professionnelles, connaît très bien Jean Pouliquen (clerc de notaire à Chateaulin), Pierre Quéméner (conseiller général), Picard et… Guillaume Seznec – comment pourrait-il en être autrement ? – Dans ces conditions, le fait que le camarade Théodore traverse la période sans que personne n’y prête une quelconque attention, tient du miracle. Dans son parcours, on retient son passage au Havre, en tant que juge. La ville du Havre prend une place importante dans notre histoire. Guillaume Seznec y aurait fait deux déplacements pour “promener” un peu les enquêteurs. Suite au déplacement du 13 juin, afin d’acheter la Royale10 au magasin Chenouard, il est “reconnu” quelque temps plus tard par le personnel du magasin (sur photo publiée dans l’Exelsior). Chenouard, lors d’un rendez-vous chez le juge Joly, s’empresse de lui parler de cette coïncidence, ce qui entraînera beaucoup de soucis pour le camarade Guillaume et des pages et des pages d’articles dans la presse dont on ne voit pas encore la fin. Arrêtons-nous un instant sur cette visite de Chenouard à Joly. On nous dit que Chenouard, était en procédure avec un (ancien) employé commercial. A ce jour, rien de plus sur le sujet, strictement aucune précision d’où… le doute. Au point que je mets au défi quiconque d’apporter des éclaircissements sur la question. L’argument évoqué par Chenouard ne tient pas, des recherches effectuées au Archives Départementales de Rouen se sont révélées vaines. Quelques semaines après l’entretien Chenouard/Joly, le tribunal de commerce du Havre accède à la demande de Chenouard de convertir son dépôt de bilan en liquidation judiciaire. Or, si litige il y avait, et surtout procédure engagée, le dossier de liquidation judiciaire comporterait obligatoirement des pièces s’y rapportant. En l’absence de tout témoignage, de tout élément concret, on peut légitimement penser que cette histoire de litige ne tient pas la route et que Chenouard se déplace chez le juge Joly pour un tout autre motif que celui invoqué. Alors, vous me direz, quel lien avec le juge Halléguen, voilà plus de dix ans qu’il a quitté les lieux ? Certes, mais la magistrature est une grande maison qui œuvre derrière des portes capitonnées et qui a un esprit de corps non démenti à ce jour. Soit Guillaume Seznec s’est déplacé au Havre, soit il s’agit d’un savant montage pour le piéger. La visite de Chenouard chez Joly, sur la base d’un motif inexistant, sème le doute, d’autant qu’il semble plus naturel de s’entretenir de la chose avec un enquêteur ou un commissaire. Le doute nourrit l’imagination et peut conduire à de nouvelles hypothèses. Ainsi, qu’aurait-on dit si Chenouard s’était trompé de porte et s’était adressé au voisin du juge Joly, le juge Jan de la Houssay, ancien président du tribunal de Chateaulin (de 1903 à 1913) – juge au Havre en 1913 en même temps qu’Halléguen (et témoin de son mariage) ?….
[fait divers où apparaît un Théodore Halléguen (à ce jour le doute sur l’homonymie n’est pas levée) : le 24 décembre 1899 se produit un accident de chasse sur la commune de Pleyben. Les chasseurs, réunis dans une ferme, délaissent un temps leurs fusils – un garçon de 17 ans manœuvre malencontreusement un fusil, appuie sur la gachette et tue sa mère – le fusil chargé appartenait à un dénommé Théodore Halléguen, membre de la famille. Malgré des recherches, je n’ai trouvé aucun élément se rapportant au fait. Au minimum, cela entraînait une enquête de gendarmerie – rien n’a filtré dans la presse… Nous ne commenterons pas davantage. Toute info sur ce fait divers est la bienvenue.]
– Ernest Binet
Ernest René Marie Binet naît à Brest le 16 novembre 1856. Sa carrière de juge l’amène à voyager : de Brest (1882) à… Brest (1918-1927) en passant par Chateaubriant (1884), Saint-Nazaire (1887), La Roche sur Yon (1898), Amiens (1911). Lorsque l’affaire de la disparition de Pierre Quéméner arrive sur son bureau, il est à trois ans de la retraite et appréhende que cette enquête qui débute soit aussi laborieuse que celle qui a plombé l’ambiance durablement au sein du tribunal de Brest, celle concernant la disparition de Louis Cadiou. En conséquence l’ami Ernest ne fait pas de zèle, il signe le document qui précise les chefs d’inculpation de Guillaume Seznec, participe à la perquisition de Kerabri, reçoit le commissaire Vidal à Brest et cède volontiers le dossier à son confrère de Morlaix, Emile Campion. Il est de ceux qui connaissent le mieux les dessous des trafics liés à la liquidation des stocks américains. Il instruit également une affaire concernant un certain François Le Her. A ma connaissance, il ne s’est jamais exprimé publiquement sur les trafics des stocks, ni sur l’affaire Quéméner/Seznec. Pas de vagues, à “Brest même” on évite les complications, les sujets qui fâchent et l’ami Ernest ne voudrait surtout pas être tenu pour responsable de dissensions familiales (voir ci-après).
– René Charles Guilmard
Né à Trévières (Calvados) le 25 mai 1860, il est nommé procureur à Brest en avril 1913. Au préalable, avocat général à Amiens (1910) et Caen (1900). Il avait débuté sa carrière à Lisieux (substitut en 1883). A Amiens, Binet et Guilmard ont trois ans devant eux pour faire connaissance, avant de se retrouver à Brest en 1918. A son arrivée à Brest, Guilmard joue de malchance, il doit se coltiner, dès janvier 1914, le lourd dossier de l’affaire Cadiou. On aura sans doute l’occasion d’y revenir. Comme Binet, il aspire à une retraite tant espérée lorsque la disparition de Pierre Quéméner vient rompre la monotonie ambiante. Les histoires de trafics de stocks sont déjà de l’histoire ancienne, il y a bien de quoi s’occuper avec les escrocs divers et variés qui démarchent ville et campagne environnante, mais la disparition d’un conseiller général c’est autre chose, qui nécessite compétence et doigté. Une seconde affaire Cadiou et c’est la cata… si près de la retraite. René Charles voit donc d’un très bon œil le transfert du dossier au parquet de Morlaix. Sa seule participation à l’enquête, en tant que procureur, sera la perquisition au domicile de Pierre Quéméner, à Landerneau. Cette perquisition donnera à Denis Seznec l’occasion d’écrire un grand moment de récit historique, déplaçant un fait réel de l’affaire Cadiou dans l’affaire Seznec, du grand art ! (on a eu l’occasion de l’évoquer).
Observons que le camarade Guilmard et l’ami Seznec lustraient peut-être le même zinc, rue de l’Amiral Linois. En effet, la famille Guilmard était domiciliée en bas de la rue Amiral Linois, face au Col Idéal, première enseigne des Seznec qui deviendra Blanchisserie Moderne. (le bas de la rue Amiral Linois nous réserve encore quelques surprises…)
Nous l’avons vu, Binet et Guilmard ont quelques années professionnelles communes. Il est un autre point qui les lie et qui n’est pas sans intérêt, car il nous ramène… au Havre. Guilmard y passe quelques années de retraite et y décède. Pourquoi Le Havre ? Pour se rapprocher de sa fille qui y habite et qui partage sa vie avec son tendre époux : le fils Binet. Le couple est installé au Havre, le fils du juge Binet occupant un poste dans le négoce de coton.
En conclusion, si Seznec, comme il l’assure, n’a jamais mis les pieds au Havre, il y a bien des gens à Brest, à même de lui organiser le voyage.
NB : anecdotique
En 1919, de février à juillet, Halleguen, Binet et Guilmard font connaissance avec Albert Prince, substitut à Brest durant 6 mois – il finira, professionnellement, conseiller à la cour de Cassation, à Paris et civilement, sous les roues d’un train, le 20 février 1934, à la Combe-aux-Fées (près de Dijon) – suicide ou assassinat ? … cela nous amène à Bonny, Maître Hubert, Pressard… on y reviendra sans doute plus tard…
Il y avait un bon moment que je n’avais pas lu quelque chose d’intelligent sur l’affaire Seznec Il est criant pour toute personne qui veut bien regarder les faits tels qu’ils sont que Seznec ne s’est pas rendu au Havre ni le 13 ni le 20 juin. Tous les témoignages provenant de la maison Chénouard constituent un montage dont la crédibilité tient à leur cohésion Or, d’une part, ils ne sont pas les seuls, et, de l’autre, malgré l’accord qu’ils présentent, ils ne sont pas sans se contredire par endroits. Et comment expliquer, comme vous le soulignez, que Chénouard vienne à point annoncer à un juge un événement secondaire jusqu’à ce qu’il en arrive à être déterminant dans les charges portées contre Seznec ? Le boulanger de Montparnasse est-il venu dire que Seznec lui avait acheté le croissant qu’on le voit avaler voracement dans le train ? L’impossible horaire du Havre n’est pas seulement celui du délicat trajet entre la dernière visite chez Chénouard et la gare, il concerne toute la période qui va du moment où Dehainault et Legrand voient Seznec se perdre dans la foule sur le quai d’arrivée jusqu’aux obligeantes indications que Chénouard vient apporter à son client. Des heures mystérieuses au Havre – qui ne le sont pas tant. Quelqu’un était bien sur place et a même laissé sa signature.
nous aurons l’occasion de revenir sur les vrais/faux déplacements au Havre – sur les alibis peu crédibles de Guillaume Seznec – sur la diligence de la Sûreté pour questionner Dehainault, à Vichy
en fait, dans les deux cas, tout sonne faux… encore faut-il trouver une cohérence et surtout prouver, donc trouver des éléments concrets, sinon on y est encore dans 20 ans…
J’ai éclaté de rire aujourd’hui en voyant l’explication d’un tour de bonneteau : trois boîtes vides sur la table, une quatrième sonore sous la manche au propre et au figuré – really tricky actually. Voilà, il en va de même avec l’épisode du Havre – il est nécessaire d’ouvrir l’oeil – sur ce qui se passe – et l’oreille – sur les témoignages. Tant que l’on reste dans les seules données apportées par le groupe de témoins associés à Chénouard, on se retrouve pris au piège d’une logique fallacieuse – je me suis creusé la tête pendant un temps pour saisir comment dix-neuf minutes, en considérant toutes les étapes intermédiaires et en sélectionnant le meilleur tram, avaient été suffisantes entre la poste et la gare parce que, même si la chose relevait d’une combinaison insolente de hasards favorables, elle restait possible – jusqu’à ce que je réalise que je m’efforçais à un calcul sur des bases faussées. J’échouai au jeu de bonneteau proposé parce que je ne considérais que les apparences et les déplacements qui sont donnés pour des faits – non pas que je ne flairais pas une astuce, mais je ne la décelais pas. Les preuves ne sont pas manquantes, elles sont fondues dans le paysage havrais du 13 juin à la manière d’un trompe-l-oeil.
Bien à vous
Gari
(désolé pour l’emplacement non ordonné de votre commentaire, j’essaie d’y remédier)
Les 19 minutes au pas de course méritent une insertion au Guiness Book – notez qu’elles sont converties en 25 minutes par un peu tout le monde, y compris la cour de Cassation, ce qui est favorable à l’athlète.
La chronologie proposée est étonnante. En effet, Seznec se présente après 16 h. pour prendre livraison de sa Royale 10, qui est quand même un objet encombrant, elle n’est pas prête et il se rend à la poste avant de revenir de nouveau au magasin. Donc, si tout s’était déroulé comme prévu, Seznec se serait trouvé à la poste avec sa belle machine sur l’épaule, on ne peut guère faire plus discret. Pourquoi n’y est-il donc pas passé avant 16 h. ? En fait, dans cet épisode havrais, il faut considérer Seznec comme un abruti fini, sinon ça colle pas.
Pouvez-vous développer votre commentaire ? En ce qui me concerne, je ne connais pas toutes les subtilités du bonneteau.
Chenouard est convoqué par le juge d’instruction Joly comme témoin dans une affaire d’abus de confiance.
intéressant, c’est la première fois que j’en entends parler – pouvez-vous nous en dire plus ? – c’est possible mais je ne comprends pas bien pourquoi cette info aurait été “oubliée” depuis juin 1923 – je suis disposé à revoir ma copie, pas de soucis…
Denis Langlois, l’affaire Seznec chapitre IX
ok – l’ouvage de Denis Langlois n’est pas dénué de quelques “arrangements” avec l’histoire – d’ailleurs, il ne s’en cache pas – désormais, il faut aller au-delà des ouvrages écrits et des articles de presse, pour tenter de répondre avec précision aux questions qui font débat et ainsi s’approcher de la vérité.
Denis Langlois est très rigoureux sur les faits et sauf preuves contraires, je doute qu’il puisse être pris en défaut aussi grossièrement.
la rigueur en matière historique ne se juge qu’à partir de sources – Denis Langlois, avocat de la famille Seznec, a réalisé son ouvrage, essentiellement à partir du dossier d’instruction – si un élément précis y figure sur le point soulevé, il doit être à même de le donner – un peu de temps et je dois pouvoir vous renseigner
je me garderai bien de vouloir prendre en défaut Denis Langlois, il admet que son ouvrage comporte quelques imperfections.