le roman familial de Denis Seznec prend du gîte

Je quitte le petit séminaire, je tombe amoureux, me marie, m’installe à Plomodiern, puis à Saint-Pierre de Quilbignon…

Reportons-nous aux pages 70-75 de Nous les Seznec. On y apprend que Guillaume, en raison d’un flirt (découvert) avec une lavandière, quitte précipitamment le petit séminaire de Pont-Croix pour aider aux travaux de la ferme familiale. Plus porté vers la mécanique que vers les travaux des champs, il intervient un jour sur le mécanisme d’un moulin et comme, c’est bien connu, le meunier moud du grain, il fait la connaissance de la fille du grainetier local. Le rapport meunier/grainetier est loin d’être évident, mais acceptons l’histoire, elle a le mérite de s’écarter de la version classique du baz valan ou de celle du non moins réputé c’hemener (le tailleur), tous deux entremetteurs “officiels” de l’époque en Basse-Bretagne.

Nous voici donc à l’été 1906 avec un couple de perdreaux de l’année, qui convole en justes noces lors d’une sorte de rave historique. Pensez donc : “Pendant trois jours, plus de quinze cents personnes viennent, de toute la haute Cornouaille, danser au son de la cornemuse et des binious. Marie-Jeanne porte une robe de mariée qu’elle a brodée pendant des mois….” . Seul Denis Seznec a eu écho de cette fête mémorable, tous les autres participants ayant sans doute été frappés d’une amnésie collective. On peut tenter une explication : l’effet possible du son de la cornemuse, jusqu’alors quasi inconnue en Bretagne et qu’on ne réentendra localement, pour ce type de manifestations,  qu’après 1940. Objection, me direz-vous, le biniou est un type de cornemuse. Soit, dans ce cas, seul Denis Seznec peut nous éclairer sur son propos confus… patientons. Pour le reste, inutile d’attendre la confirmation de sa version, c’est du roman d’inspiration Privat, les noces d’une telle ampleur ont effectivement existé, elles ne sont pas très nombreuses et elles sont connues (notamment  celle, à Scrignac, d’Angèle Jaffrennou avec Alfred Lajat, notre fameux témoin morlaisien qui se souvient soudainement en novembre d’avoir vu Pierre Quéméner fin mai).

Suivons les nouveaux mariés : “Avec la vente de la petite ferme et le douaire de Marie-Jeanne, ils achètent un commerce sur la place de Plomodiern, en face de l’église. Vente et réparation de vélos. Guillaume est dépositaire exclusif de la marque Alcyon. … A Brest, il achète des engins au prix de la ferraille et les rafistole pour les revendre aux amateurs…” De quelle petite ferme s’agit-il ? Mystère. On pourrait penser qu’il s’agit de la ferme de Kerneol, mais problème : si avec sept garçons de ferme et deux servantes, on considère qu’il s’agit d’une modeste exploitation, combien d’employés pour une exploitation normale ? Autre problème : en 1906/1907, cette ferme est toujours exploitée par la famille Seznec. Quant au douaire de Marie-Jeanne, on peut douter de sa consistance, compte tenu de “l’épaisseur” des relations entre Jean Marc et sa fille (nous aurons l’occasion d’y revenir). Doutons donc de la cagnotte post-mariage, cagnotte servant à un achat non moins douteux, celui d’un commerce. Denis Seznec aurait pu au moins éviter ce genre d’ânerie, mais il a visiblement un problème avec  la réalité, il lui faut absolument “arranger” les faits. L’histoire familiale, la vraie, nous est confirmée et précisée dans un document écrit par Jean Marc, beau-père de Guillaume Seznec. Des extraits de ce document, consultable aux Archives Départementales de Quimper, illustrent un article sur le blog “la piste de Lormaye”. Le commerce acheté sur la place du village correspond en fait à la maison principale de Jean Marc où il officie dans le commerce de graines – la cession a lieu bien après les agapes du mariage, en 1909, les beaux-parents en gardent l’usufruit. Les trois années qui précèdent cette cession familiale, sont décrites dans le document du beau-père Marc. Tentons d’en déduire une chronologie aussi limpide que possible .

– 1906 :

– 18 juillet : mariage à Plomodiern de Marie-Jeanne Marc et Guillaume Seznec

– 25 juillet : le nouveau ménage s’installe chez les parents Marc

– octobre : en association avec un dénommé Mignon (de Chateaulin), Guillaume Seznec achète un fond commercial

– novembre : G. Seznec loue à son beau-père, pour 150 francs/an, un local servant au préalable à remiser de la marchandise et accessoirement à servir des repas de noces

– fin novembre : G. Seznec se déplace à Paris au salon de l’Automobile – il en profite pour acheter un lot de bicyclettes d’occasion

– décembre : G. Seznec loue une partie de grange pour y faire un atelier – cela nécessite des travaux entrepris par J. Marc – la location est fixée à 50 frans/an

– fin décembre : G. Seznec embauche M. Tymen, ouvrier forgeron – il prend pension chez J. Marc pour 40 francs/mois – Le couple Guillaume/Marie-Jeanne prend pension chez les Marc pour 100 francs/mois

– 1907 :

– janvier : G. Seznec reçoit un lot de marchandises (écrèmeuses, motocyclettes…) et cela le contraint à louer une autre grange à J. Marc, au prix de 200 francs/an

– 26 février : J. Marc organise pour sa clientèle un concours de charrues, cela permettant  à G. Seznec de se faire connaître

– mars : G. Seznec achète un lot de 50 bicyclettes Alcyon – il s’adjoint MM. Graveran et L’Helgouach comme représentants/dépositaires, le premier à Crozon , et le second à Quimper

– avril : G. Seznec embauche ses beaux-frères, Pierre Marc (en remplacement de Tymen, parti quelque temps avant) et Charles Marc (aide G. Seznec depuis l’installation)

– mai : M. Capitaine devient dépositaire à Plogonnec pour le canton de Douarnenez (vend 10 bicyclettes en 1907)

– 26 mai : naissance d’un fils, il décède en octobre

– G. Seznec développe son activité commerciale : dépôt d’écrèmeuses à Plogonnec (M. Hennion) – dépôts de pièces agricoles et de bicyclettes à Dineault (M. Doaré), à Port-Launay (M. Vazelet), à Douarnenez (M. Vigouroux)

– décembre : G. Seznec et Marie-Jeanne passent 10 jours à Paris

1908 :

– nouveaux points de vente : Saint-Ségal – Lennon – Saint-Nic (M. Guinguéniat) – Argol (M. Droff) – Trégarvan (pour les écrèmeuses)

– G. Seznec devient l’agent régional exclusif pour la marque Alcyon

– mars : embauche de M. Quéffellec (en pension chez J. Marc pour 40 francs/mois – débauché fin octobre)

– 30 octobre : naissance de Marie

– 1er novembre : incendie des granges et atelier de G. Seznec – Guillaume Seznec est sérieusement brûlé – une enquête de gendarmerie pour incendie volontaire sera classée sans suite

– Guillaume Seznec est soigné à Saint Ségal

1909 :

– janvier : Jean Marc cède ses biens à Guillaume Seznec (maisons, terres, commerce excepté l’activité graineterie), il conserve l’usufruit de la maison principale

– janvier/février – déblaiement des locaux après l’incendie (avec l’aide de la famille Marc)

Courant 1909, les relations entre Guillaume Seznec et son beau-père s’obscurcissent, ils se trouvent en conflit ouvert. En fait, la relation par Jean Marc des faits ci-dessus répond à un souci de circonstance – il lui faut bien faire comprendre à ses interlocuteurs de justice (avocats, magistrats) qu’il a tout fait pour aider son gendre, que s’il se trouve en litige avec lui, il n’est en rien responsable.

Nous savons de la main de Jean Marc que vers le mois d’avril 1909, les beaux-parents de Guillaume Seznec quittent la maison principale pour demeurer à proximité, dans une habitation qui vient tout juste d’être remise en état par les soins de Guillaume. Puis de la période qui va jusqu’en septembre 1911, nous avons peu de renseignements, mais une chose est certaine, rien ne va plus entre le gendre et son beau-père. A la lecture des documents, on comprend que Jean Marc reproche à Guillaume Seznec de n’avoir pas été régulier dans le respect du contrat de cession. Une incompréhension sur les termes mêmes du contrat ? Possible, mais Jean Marc considère qu’il est lésé et décide donc de faire valoir ses droits en mettant l’affaire dans les mains de l’avocat Du Cleuziou (étude à Chateaulin). Dès lors, l’entente familiale est rompue et c’est probablement ce qui précipite le déménagement de Guillaume et Marie-Jeanne pour Brest.

Que nous dit Denis Seznec sur la période allant de l’incendie à Plomodiern (1er nov. 1908) à l’installation à Brest (1912) : “Grâce aux dédommagements accordés par l’assurance, Guillaume et Marie-Jeanne se lancent dans une nouvelle aventure, toujours dans le commerce. En juillet 1912, ils montent une blanchisserie industrielle à Saint Pierre de Quilbignon…” Soit moins de quatre lignes pour gommer trois années conflictuelles, évacuer la fracture familiale et faire croire à une évolution normale des choses. Pourquoi pas ? Il peut paraître légitime de faire l’impasse sur des événements bien douloureux. Mais dans ce cas, il serait bon de faire soft, de ne pas en rajouter, ce serait risquer un jour ou l’autre, une question oiseuse venant du fond de la salle lors d’une conférence à Talant ou ailleurs. Ben oui ! : “grâce aux dédommagements“… quel montant ? Le beau-père Marc nous renseigne : “cette somme de 7895 francs, il les a reçu des mains de M. Michel son assureur” . Donc, avec environ 8000 francs reçus en 1909, le couple Seznec investit dans une blanchisserie en 1912. Non seulement, c’est peu crédible, mais pas de chance, c’est faux. En effet, Guillaume Seznec ouvre sa Blanchisserie Moderne de Saint-Pierre le 20 janvier 1915, soit trois ans plus tard. Résumons : Denis Seznec n’a aucune idée de ce que deviennent ses grands-parents du 1er novembre 1908 au 20 janvier 1915, j’espère que ces quelques lignes lui seront d’un grand secours… on le saura à la prochaine édition de son roman-fleuve, ou peut-être dans quelques jours, lors de sa prochaine conférence où il évoquera sans nul doute la vie trépidante du bas de la rue Amiral Linois (à Brest) vers 1912… on peut rêver.

Revenons sur l’incendie de Plomodiern. Rappelons en quels termes l’évoque Denis Seznec dans son ouvrage : “… l’heureux père se précipite mais loupe le dernier train. Il emprunte une bicyclette et effectue soixante-douze kilomètres à travers les monts d’Arrée. Il n’est pas arrivé que, de loin, des contreforts du Menez-Hom, il aperçoit un incendie dans Plomodiern…” C’est épique, mais c’est faux et Guillaume Seznec lui-même n’aurait jamais osé une telle tirade. Pour une raison toute simple : il était bel et bien sur place dans la journée, plusieurs témoins l’attestent dont son beau-père, et Guillaume himself n’a jamais dit le contraire. Mais voilà, Charles Victor Hervé, dans sa défense toute personnelle du cas Seznec, a considéré qu’il valait mieux romancé l’épisode. Il a trouvé les ingrédients, imaginé la scène et proposé une version reprise allègrement par le petit-fils (avec des nuances suivant les éditions). A quoi bon perdre du temps à consulter des archives, alors qu’avec un peu d’imagination on peut séduire le public. Peut-on en vouloir à un romancier d’écrire des romans ?

PS : suite dans un article complémentaire à venir (on reparle du différend familial Seznec/Marc)

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